dimanche 25 mai 2014

Alésia et le papier patriotique de la maison Prioux

La façade des 3 et 5 impasse Reille, avec son imposant portail (avril 2014)
3-5 impasse Reille
Métro Alésia ou Glacière


L’impasse Reille, près de la rue d’Alésia, garde le souvenir d’un des plus grands noms de l’industrie papetière française : Arjomari-Prioux.

Une façade de briques bicolores renforcée par une charpente en fer, un portail surdimensionné surmonté d’une épaisse traverse, du béton armé à l’intérieur : un coup d’œil suffit à comprendre que l’immeuble a été conçu pour accueillir des matériaux lourds et volumineux. En l’occurrence d’énormes bobines de papier.


Dans les années 1890, Paul Prioux, un négociant en papier devenu également fabricant, fait construire ici de nouveaux magasins et ateliers par les architectes Barberot et Laurent. Ils remplacent ceux installés par son père Stanislas Prioux au 47, quai des Grands-Augustins. 

Le siège social et les bureaux sont également transférés impasse Reille quelques années plus tard, en 1900, même si l’entreprise garde pour ses clients un point de vente rue du Louvre, "à l’intérieur de Paris" comme on dit alors.

Détail du portail (avril 2014) 
C’est une phase de grand développement pour la société Prioux et Cie, qui étend rapidement son activité de production, avec des usines de pâte et de papier à Bessé-sur-Braye (Sarthe), Léry (Eure), et Corvol-L’Orgueilleux (Nièvre).

A Paris, l’impasse Reille sert d’entrepôt, mais aussi de manufacture pour une des spécialités de la maison : le papier à cigarettes. Dans ce domaine, Prioux choisit pour marque le nom du quartier, Alésia. Il évoque une défaite gauloise, mais aussi Vercingétorix, l’archétype du héros prêt à combattre et mourir plutôt que de subir le joug.


Le papier à cigarettes Alésia,
avec un portrait de Vercingétorix
Ce papier patriotique est distribué dans les tranchées aux poilus de certains régiments en 1914. A l’époque, l’entreprise crée aussi «pour nos soldats» une trousse en papier imperméable contenant notamment un couvre-képi, des semelles et un plastron.


Paul Prioux, cependant, n’assiste pas au développement militaire de sa maison. Il meurt subitement en 1913, à soixante-et-un ans, dans le château qu’il venait d’acheter à Couvrelles, près de Soissons. 

Après son décès, la société passe au fil des ans aux mains d’autres papetiers, dont Munier, Glatron, Baschet et Arjomari, mais le nom Prioux demeure utilisé pendant des dizaines d’années.

A présent, les bâtiments de l’impasse Reille, reconvertis, abritent d’autres entreprises, en particulier de biotechnologies.

Détail d'un paquet de papier Alésia destiné aux soldats.
Le fumée qui sort de la bouche du poilu forme le mot "Victoire" 

Le papier Alésia, pour des "cigarettes élégantes" 

Détail de la façade du 3 impasse Reille,
un assemblage de matériaux typique de l'architecture industrielle de l'époque (avril 2014) 

dimanche 4 mai 2014

Lehmann Brothers, version industrie lourde


La façade du 12 rue Saint-Maur, avec l'inscription Fonderie Lehmann Frères (mai 2014)

12 et 12 bis rue Saint-Maur
Métro Voltaire

Détail de la façade (mai 2014)
Rien à voir avec la défunte banque américaine Lehmann Brothers et sa faillite retentissante. Les frères Lehmann du 12 rue Saint-Maur étaient fondeurs de cuivre, de bronze, etc., comme l’indique l’inscription Fonderie Lehmann Frères encore bien visible sur le balcon. Un bon témoignage de la métallurgie très présente dans le quartier à la fin du XIXe siècle.

L’immeuble remonte à 1883. C’est l’époque où les Lehmann transfèrent leur fonderie du 86 rue Saint-Maur, où elle se trouvait depuis une dizaine d’années, vers cette partie de la rue. Ils font appel à Anatole-Victor Caligny, un architecte normand, protégé du concepteur de l’opéra Charles Garnier. Un bel immeuble bourgeois sort ainsi de terre. Sa façade est ornée de quatre bas-reliefs représentant de jeunes garçons nus portant chacun sur l’épaule une corne d’abondance, symbole de prospérité. Derrière, l’usine s’étend jusqu’à la rue Sevran.

Les frères d’origine alsacienne ont besoin d’espace pour déployer leurs installations. Ils sont spécialistes des alliages, en particulier des bronzes phosphoreux qu’ils produisent selon un procédé mis au point par l’ingénieur Georges Guillemin. L’adjonction de phosphore dans la fabrication permet d’obtenir un métal plus résistant. Il dure « trois fois plus longtemps que le bronze ordinaire », assurent les frères Lehmann dans leur publicité. Un atout décisif pour des clients comme les arsenaux, les propriétaires de hauts-fourneaux, ou encore la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans, alors en plein essor. Elle a besoin de pièces extrêmement solides pour ses wagons.


Encart de la fonderie Lehmann Frères,
paru en 1879 dans les Annales Industrielles 
Avant l’arrivée des Lehmann, cette portion de la rue Saint-Maur était déjà vouée à l’industrie. Entre deux ruelles, utilisées à la fois comme passages et comme dépôts, une véritable ruche industrielle bourdonnait là. Près de quarante ateliers très variés étaient répartis sur six étages dans un bâtiment en briques. On trouvait des fabricants de talons de chaussures, des moulins à farine, des retordeurs de coton, des tourneurs de pieds de meubles, en passant par des graveurs sur corne ou encore des diamantaires. L’ensemble était alimenté en énergie par une énorme machine à vapeur de 200 chevaux, appartenant à la société La Lorraine. 

A l’époque de la construction, en 1870, les petits industriels n’avaient pas les moyens de s’offrir chacun une machine à vapeur, et plusieurs ateliers collectifs de ce type avaient vu le jour. Celui du 12 rue Saint-Maur, qui occupait quelque 500 ouvriers, était semble-t-il le plus grand de Paris.

Il ne fonctionna que dix ans, et fut totalement ravagé en avril 1880 par un incendie né dans une filature du troisième étage. C’est probablement ce qui permit aux frères Lehmann de construire leur usine et leur immeuble de rapport à la place.
 

Le 12 rue Saint-Maur (mai 2014) 
Leur fonderie ne dura cependant pas plus longtemps. Ouverte en 1884, elle fut elle aussi dès novembre 1887 la proie d’un incendie qui détruisit une partie de l’installation. Un an plus tard, une grève, motivée par l’introduction du travail au kilo, se prolongea quelques mois. 

Surtout, Lehmann Frères fusionna en 1889 avec un de ses grands concurrents, Muller et Roger. Toute la production fut alors concentrée dans une nouvelle fonderie ouverte 108 avenue Philippe-Auguste, toujours dans le 11ème arrondissement.

Facture de la fonderie Muller, Roger & Cie (1924). L'entreprise mentionnait encore à l'époque les maisons qu'elle avait intégrées: Broquin & Lainé, Thiébaut & Fils, Lehmann Frères.
Outre l'usine de l'avenue Philippe-Auguste, Muller & Roger disposait d'une grande fonderie à Noyon (Oise).