dimanche 26 juin 2011

L'usine des chaussures Dressoir, rue du Général-Lasalle





L'immeuble du 18 rue du Général Lasalle en juin 2011
Sur les terrains libérés par la liquidation de l'usine à gaz de la rue Rébéval s'installe au tout début du vingtième siècle une importante usine de chaussures, celle de deux négociants, Emile Dressoir et M. Pémartin, installés précédemment dans le quartier du Faubourg Saint-Martin. 
L'adresse officielle de l'usine, qui est également le siège social de l'entreprise, est 18, rue du Général-Lasalle, mais le bâtiment occupe en fait la majeure partie du côté pair de cette rue en pente.
En 1908, à l'occasion d'une affaire de vol de matières premières (cuirs, peaux de daims, de chevreaux ou de chamois) dans les locaux, l'Argus de la cordonnerie précise que l'usine emploie plus de 1.600 ouvriers.
Selon les archives de la préfecture de police, elle en compterait environ 1.300 entre 1906 et 1911. A l'époque, Emile Dressoir préside le Syndicat général de la chaussure de France. En novembre 1911, il est fait officier de la Légion d'honneur.
Les chaussures Dressoir prennent vite leur envol, et entrent en Bourse dans les années 1920.
Vers 1920, la maison compte 6 usines, 4.000 ouvriers, et annonce une production de 12.000 paires par jour. En 1925, après avoir absorbé un de ses concurrents, les chaussures Incroyable, Dressoir affiche bizarrement, dans une publicité parue dans l'Ouest-Eclair, deux fois plus d'usines (12), mais moins d'ouvriers (3.000) et une production journalière ramenée à 6.000 paires.
En 1927-28, la production monte à 1,4 million de paires en douze mois.

 
C'est le moment où, après avoir grandi par acquisition, les chaussures Dressoir se retrouvent elles-mêmes la cible d'un de leur rival, le groupe de Nathan Ehrlich, contrôlé par un banquier très entreprenant, Albert Oustric. Après avoir pris le contrôle de Dressoir, il poursuit ses emplettes en mettant la main sur un autre groupe du secteur, Monteux, également propriétaire des chaussures Pinet et Raoul. Au faîte de sa puissance, le "trust de la chaussure" ainsi constitué compte une dizaine de sociétés, de nombreuses usines, ainsi que des centaines de magasins. Toutes ces entreprises ont leur siège aux 17 et 17 bis avenue Simon Bolivar. Celui de Dressoir y est transféré en mai 1931, l'usine demeurant rue du Général Lasalle. Son fondateur Emile Dressoir meurt peu après, en août 1931, à l'âge de soixante-quinze ans.

Les affaires hautement spéculatives et passablement opaques d'Albert Oustric, cependant, tournent mal. Le dossier vire au  même au scandale lorsque sont découverts les liens entre Albert Oustric et le ministre des finances puis de la justice Raoul Péret, et le fait que ce dernier ait retardé l'inculpation du banquier en 1930. 
Le chateau de cartes s'écroule alors, au moment où une autre affaire d'une plus grande ampleur, l'affaire Stavisky, fait la une des journaux. En 1933, un groupe bancaire tente de remettre de l'ordre dans cet entrelacs de sociétés, et de les redresser.  
En février 1934, cependant, la justice procède à la mise en faillite simultanée des dix sociétés du groupe, y compris les chaussures Dressoir. "Cet impressionnant bouquet de faillites n'est pas, comme on pourrait le penser au premier abord, un krach général de la chaussure française, mais au contraire une nécessaire opération d'assainissement en vue de rétablir, sur des bases normales, l'industrie de la chaussure en France", commente alors Le Petit Parisien (21 février 1934).


"Comment ne pas me souvenir de ce Belleville de cuir où j'ai grandi ; un père fabricant de chaussures et moi qui, plus tard, lui succédai, écrit Clément Lépidis (1920-1997) dans Je me souviens du 20ème arrondissement (Parigramme). Belleville d'alors, empire de cuir, les fabricants, que je nomme anciens colonels de la bottine, les Gravanis, les Milonas, les Bray, les Katarklatis, les Totaklérian, d'autres encore qui fournissaient besogne à des milliers d'ouvriers, sans oublier bien-sûr les deux usines Monteux et Dressoir. On y patronnait, on y coupait, on y piquait, on y montait, on y finissait, on y brochait, on y maillochait d'inimitables modèles, de l'escarpin au cothurne."  

Juin 2011, la façade de l'immeuble devenu hôpital psychiatrique.

Après ces années d'utilisation industrielle, l'immeuble devient propriété de l'Etat, qui y installe notamment l'Union des groupements d'achats publics (UGAP) à la fin des années 1960. Il est ensuite récupéré par l'Education nationale, qui y loge une partie de ses archives. Mais les lieux se détériorent. Il pleut à l'intérieur. Durant les années 1990, ils sont laissés à l'abandon.
Début 2005, de jeunes artistes en mal d'ateliers décident d'occuper l'endroit, attirés par ses vastes espaces (6.000 mètres carrés sur quatre étages), sa haute verrière "avec son lierre desséché qui pend le long d'une charpente métallique", ses larges escaliers de bois. L'endroit, rebaptisé "La Générale", se trouve découpé en trois pièces pour les répétitions, une grande salle de spectacle, une cantine, un studio de prises de vue, un atelier de travail du bois, des lieux d'exposition, etc.

L'Etat ayant saisi la justice, les artistes doivent finalement partir en 2007. Après quelques années de travaux, l'immeuble de la rue du Général Lasalle, cédé à la Caisse des dépôts, a été reconverti en 2011 en un hôpital psychiatrique d'un peu plus de 100 lits, appelé Maison Blanche.

mercredi 22 juin 2011

Avenue de la République, la fabrique d'enveloppes Gompel Frères

La façade actuelle du 33 avenue de la République (2011)

33, avenue de la République, 75011 Paris. Métro : Parmentier.

   Au 33, avenue de la République, un imposant immeuble aux belles baies vitrées. Il a été bâti à la toute fin du XIXe siècle pour abriter les ateliers de fabrication d’enveloppes, registres, cahiers, protège-livre et autres articles de papeterie des frères Jules et Nathan Gompel. L'entreprise avait auparavant été installée 5 rue du Croissant dès la fin des années 1870, puis 7 rue des Fontaines du Temple à partir de 1885. Elle avait obtenu une médaille d'argent lors de l'exposition universelle de 1889.

L'immeuble de l'avenue de la République constituait une construction innovante pour l’époque. A part la façade sur l’avenue, tout ce bâtiment de six étages est en effet en ciment armé, des caves jusqu’aux combles. La nature des marchandises accumulées, du papier, "justifiait l’emploi exclusif du ciment armé, si on voulait avoir une sécurité complète contre le risque d’incendie", explique "La Revue de la papeterie" en 1899. L’autre originalité de l’immeuble conçu par l’ingénieur des arts et manufactures Pilon est qu’il entièrement évidé : à l’intérieur, un gigantesque hall éclairé par le haut est entouré à tous les étages de galeries de 5 mètres de profondeur, et la lumière descend jusque dans les caves grâce à un sol en dalles de verre. L’ensemble est desservi par de nombreux escaliers, eux aussi en ciment armé.

En 1899, alors qu'elle vient juste de d'ouvrir, la fabrique d’enveloppes fonctionne déjà de façon très active, et le photographe a du mal à trouver un endroit pour installer son appareil, les lieux étant remplis de casiers à papier, de tables de travail, de monte-charge, etc. Jules Gompel, lui, habite un peu plus loin dans l’avenue, au numéro 40. Il meurt chez lui en 1918.

Comme bien d’autres, l’atelier emploie du personnel assez jeune. En 1923, il recrute ainsi des "jeunes filles de 13 à 15 ans pour travail facile", selon une petite annonce parue dans "Le Petit Parisien".

Parmi d'autres, la Compagnie Generale Horlogère a ensuite occupé les lieux. L'immeuble est actuellement utilisé par diverses entreprises et organisations, notamment le Groupement National de Prévoyance (GNP), une union d’institutions de prévoyance paritaires.

Quand l’usine, dont on relève la trace jusqu'au début des années 1930, s’est-elle arrêtée ? Qu'est-elle devenue exactement ? Merci à tous ceux qui pourront m'aider à répondre à ces questions.

Facture illustrée de l'entreprise Gompel Frères, en 1894, à l'époque de la rue Fontaines du Temple
(document communiqué par Alain Faure).

lundi 13 juin 2011

Rue du Faubourg du Temple, du cirque à la net-économie

   Du cirque et des biscuits, des machines-outils, une imprimerie, du négoce de cuirs, des start-up, du design - et toujours du spectacle : depuis plus d'un siècle, le 18 et le 20, rue du Faubourg du Temple n'ont cessé de brasser les activités les plus variées, faisant de ce lieu un témoin privilégié de l'évolution économique de Paris.
En 1782, un écuyer anglais installé en France, Philip Astley, achète un vaste terrain à l'entrée du Faubourg du Temple. Il y ouvre une salle ronde comportant deux rangées de loges, l'Amphithéâtre anglais, où il présente en particulier des oiseaux, des numéros équestres, et devient ainsi l'un des créateurs du cirque moderne. C'est le premier cirque permanent de Paris. A la suite de la coalition étrangère contre la révolution, Astley est obligé de quitter la France, et son associé Franconi lui succède en 1793. Le spectacle connaît alors un grand succès, qui amène la famille Franconi à déménager pour créer un Cirque Olympique plus vaste. Elle revient cependant dans les lieux, agrandis et restaurés, en 1816. Clowns, éléphants, pantomimes, etc. : suivent près de dix années de triomphe, jusqu'à l'incendie de l'ancien cirque d'Astley, le 16 mars 1826, à la suite d'une représentation. Les frères Franconi quittent alors l'endroit, et inaugurent l'année suivante une nouvelle salle située boulevard du Temple.


Le 18-20, rue du Faubourg du Temple, va, lui, devenir un lieu industriel. Le fabricant de biscuits Edme Guillout (1811-1893), dont les bureaux sont alors rue de Rambuteau, y implante une de ses trois fabriques parisiennes - l'entreprise transfèrera ensuite son activité en banlieue, à Issy-les-Moulineaux, où elle disposera d'une importante usine. "En 1843, à sa fondation, la maison Guillout n'avait qu'un seul four ; aujourd'hui trois usines dans Paris, occupant plus de 50 fours et fonctionnant tous les jours, ne suffisent pas toujours à la fabrication", s'extasie en 1899 Charles Bivort dans un document à la gloire des entrepreneurs parisiens. L'usine du Faubourg du Temple, qui donne également rue de Malte, est spécialisée dans les biscuits et pains d'épices. A cette époque, Guillout emploie au total 500 personnes.


Changement de décor en 1908 : ce qui restait de l'usine des biscuits Guillout est démoli, et remplacé par un "hôtel industriel" avant l'heure. Il s'agit d'un ensemble de bâtiments destiné à abriter des activités variées "telles que la téléphonie, l'habillement, le matériel mécanique, la force motrice, la chapellerie, les fourrures, l'alimentation, etc.", indique un document d'époque. Des industries "n'ayant aucun rapport entre elles", mais "ayant intérêt à se grouper pour diverses raisons économiques". C'est le "consortium des fabricants".  
 
La cour et sa verrière en 1912

 Construit sous la direction de l'architecte Henri-Paul Nénot (1853-1934), cet ensemble qui n'a guère changé en un siècle est dominé par un grand corps de bâtiment de six étages légèrement en retrait de la rue du Faubourg-du-Temple et parallèle à celle-ci. Sa façade est décorée de panneaux de céramique vernissée. Perpendiculairement à ce premier bâtiment, deux autres sont séparés l'un de l'autre par une cour vitrée où glisse un pont roulant encore visible aujourd'hui. L'entrée de la cour est marquée par deux Atlantes sculptés. Ces bâtiments "possèdent de larges baies comme celles des écoles afin de donner le plus de jour possible à l'intérieur des locaux, et sont couverts d'un comble en ardoise surmonté lui-même d'un toit plat à ressauts. Planchers, poutres, piliers, linteaux, encorbellement du hall vitré, en un mot tout ce qui subit des efforts est en béton armé", précise fièrement Hennebique, l'inventeur de ce matériau, dans sa revue Le Béton armé en 1912.

Une partie des locaux est occupée dès juillet 1909 par la maison Glaenzer, Perreaud et Thomine (machines-outils, matériel de forge et fonderie, compresseurs, etc.), et le reste livré début 1910.


Les lieux en juin 2011

Au fil des années, les entreprises se succèdent. Un café-concert, Le Temple, installé au rez-de-chaussée à partir de 1922, puis transformé en cinéma. L'imprimeur-éditeur Beresniak, qui édite des livres en français (Le Visage nuptial, de René Char, par exemple) mais aussi en russe, en arménien ou encore en vietnamien. Des ateliers de maroquinerie, de confection. Le siège de Cacharel, pendant plusieurs dizaines d'années. Un restaurant-discothèque devenu un des hauts lieux du rock à Paris, Le Gibus.  
En 1999, alors que les lieux commencent à être un peu décrépits, Laurent Edel, le petit-fils de la propriétaire d'un grand atelier à l'abandon décide de créer sur place un lieu communautaire autour d'internet. Sur le modèle américain, une quinzaine de toutes jeunes sociétés investissent alors le faubourg du Temple: newsfam.com, un portail féminin, tradingcentral.com, un site de recommandations boursières, etc. Leurs créateurs baptisent l'immeuble "Republic Alley". Quelques mois plus tard, en mars 2000, le président de la République Jacques Chirac vient en personne visiter cette communauté symbole de la "nouvelle économie" alors en plein envol.
C'est l'heure de gloire de Republic Alley. Elle ne durera pas. Quelques jours plus tard, la bulle boursière autour des valeurs internet explose à Wall Street. Un évènement qui se répercute directement rue du faubourg du Temple. Deux ou trois ans après sa création, la "Republic Alley n'est plus que l'ombre d'elle-même. La moitié de l'étage réservé à l'incubateur, la structure spécialement conçue pour accompagner le développement de sociétés Internet, est vide, constate un journaliste de L'Express revenu sur les lieux. Quant aux fêtes au cognac-tonic, elles ont été remplacées par de rares soirées pizzas..."
Aujourd'hui (2011), une banderolle "La mairie soutient les entreprises" flotte à l'entrée de l'immeuble. Le lieu, rebaptisé "Paris Innovation République", est devenu une pépinière destinée à favoriser le développement de jeunes sociétés "du design et de la création". Il héberge une petite quinzaine d'entreprises.

dimanche 5 juin 2011

Rue de la Vacquerie, l'ancienne usine CAMP



Au 10, rue de la Vacquerie, l'espace Kiron est aujourd'hui un lieu de concerts, de représentations théâtrales, d'expositions, comprenant également un restaurant et bar. Il n'en fut pas toujours ainsi. 
Ce bâtiment fut d'abord, pendant des décennies, une usine. On y fabriquait des distributeurs de tickets, des poinçonneuses, des oblitérateurs (photo), etc., pour la RATP, la SNCF, la poste, etc.
L'entreprise, dont les débuts remontent semble-t-il aux années 1930, s'appelait la Société de Construction d'Appareils Mécaniques de Précision, ce qui lui avait fourni son nom de marque: CAMP.
Après des décennies passées dans ce quartier de la Roquette, la société s'est installée en 1978 au 8 rue de Torcy, dans le 18ème arrondissement. Elle a été achetée en 1982 par le groupe CGE, devenu par la suite Alcatel.


Boulevard Voltaire, les liqueurs Cusenier

Au 226, boulevard Voltaire, une imposante porte en fer forgé, surmontée d'un nom gravé en majuscules dans la pierre: Cusenier. C'est celui d'une entreprise de liqueurs, en particulier d'absinthe, créée en 1857 à Ornans, dans le Doubs, par Eugène Cusenier. La maison se développant, son fondateur installe ici, en 1871, une usine pour répondre à la consommation parisienne. Le bâtiment devient également le siège de la société en même temps qu'un magasin de vente.
En 1878, un permis de construire est accordé pour des magasins, écuries et logements.

Dans les années suivantes, c'est dans l'immeuble du boulevard Voltaire que se tenaient les assemblées générales de la Société Anonyme de la Grande Distillerie E. Cusenier fils aîné et Cie.

Comme on le voit dans la gravure ci-dessous, l'usine comporte essentiellement un grand hall central entouré d'une galerie faisant balcon, à laquelle on accède par des escaliers. Au fond se trouve la salle de distillation ; latéralement, le lavage des bouteilles. On fabrique sur place des spiritueux et des liqueurs, mais aussi des sirops, des grogs, des punchs, et même de l'eau de Cologne et de l'eau de mélisse. 

L'usine du boulevard Voltaire à la fin des années 1870 (gravure d'époque)
En 1879, Turgan consacre à Cusenier un des volets de sa vaste étude sur les grandes usines de France. Le texte décrit avec emphase un dirigeant typiquement paternaliste: "Depuis vingt-deux ans, toujours sur la brèche", Eugène Cusenier "a élevé autour de lui quatre frère et attaché ses trois beaux-frères à ses opérations, s'entourant de sa famille et lui confiant les postes les plus importants, s'occupant de son personnel avec des soins constants, continuant la solde de l'employé malade, le faisant soigner à ses frais, et pour éviter à ses agents des tentations de détournement, leur faisant distribuer, à certains moments de la journée, gratuitement, les diverses consommations qu'ils peuvent désirer. Reconnaissants de cette sollicitude, les employés et ouvriers de M. Cusenier lui ont offert son buste en bronze, oeuvre remarquable du sculteur Chapu."

La porte en fer forgé (juillet 2011)

En 1897, juste avant les fêtes, Le Figaro et Le Matin publient le même texte vantant les mérites de l'entreprise: "Depuis que, grâce aux produits Cusenier, l'usage des liqueurs, au sein des familles, s'est développé au point qu'une table ne peut être considérée comme bien servie si l'on n'y fait suivre le dessert de toute la gamme des Peach-Brandy, Extra sec Curaçao, Menthe glaciale, Prunelle, Fine Champagne de la Couronne, etc., qui ont fait la réputation de cette maison, il n'est pas de cadeau plus utile, ni de mieux accueilli partout, que l'un de ces gracieux paniers fleuris et enrubannés que la Grande Distillerie Cusenier vend tout remplis de ses exquises préparations. Des articles tout nouveaux sont mis en vente, cette année, au 226, boulevard Voltaire, et dans les meilleures maisons de comestibles."


Grâce à ses efforts promotionnels pour présenter son "absinthe oxygénée" comme bonne pour la santé, et surtout à la diversification de sa gamme, l'entreprise résista aux attaques des ligues anti-alcooliques contre l'absinthe, puis surmonta son interdiction en 1915. L'amère "fée verte" rend "fou et criminel, fait de l'homme une bête et menace l'avenir de notre temps", assuraient les ligues, visant les produits de Cusenier, mais aussi de Joanne, Junod ou encore Pernod.


Cusenier quitta le boulevard Voltaire en 1925, mais la société poursuivit son activité dans d'autres sites. Elle fut absorbée en 1975 par le groupe Pernod-Ricard.
L'immeuble est actuellement occupé par la Société du Grand Paris.


(Document publié dans la Revue des vins en 1882)
L'immeuble Cusenier (mars 2012)


L'entrée somptueuse de l'immeuble Cusenier
(novembre 2020)

L'arrière de l'immeuble Cusenier (novembre 2020)


vendredi 3 juin 2011

Boulevard de la Villette, la moutarde Bornibus

58-60, boulevard de la Villette
Métro : Belleville 


Au 58, boulevard de la Villette, impossible de rater cette belle façade agrémentée de deux plaques à la gloire de la moutarde Bornibus et du fondateur de l'entreprise. De grosse lettres-enseignes en plastique terni montrent aussi que l'activité s'est poursuivie jusque dans les années 1970-80. Derrière l'immeuble bourgeois, qui abritait les bureaux et les appartements de la famille Bornibus, l'ancienne usine existe encore, reconvertie en loft et invisible depuis le boulevard. Son fronton est également orné d'une plaque "Alexandre Bornibus", et d'une autre inscription, "Vinaigrier" au sommet du bâtiment.


Comme indiqué sur la façade, la maison a été créée par Alexandre Bornibus en 1861. Cet homme entreprenant, né à Verpillières-sur-Ource (Aube) en 1821, fut d'abord instituteur dans un établissement dirigé par son frère Joseph, puis responsable -toujours avec son frère, et un troisième larron, Nicolas Lefèvre- d'une laiterie et crèmerie en gros installée 19 rue de Milan. En 1860-61, à l'approche de ses quarante ans, il prend son envol : se séparant de son frère, il reprend une fabrique de moutarde, Touaillon et fils, installée dans le quartier des Halles, 8 rue Coquillière. Très vite, il rebaptise l'entreprise et la déménage dans le quartier tout neuf de Belleville. Une "usine à vapeur" est ainsi construite au 18, boulevard du Combat, adresse qui deviendra 60, boulevard de la Villette lorsque l'artère sera rebaptisée et la numérotation modifiée. 


Alexandre Bornibus
En quelques années, Alexandre Bornibus devient alors l'un des rois de la moutarde en France. Un succès rapide lié en partie à ses efforts en matière d'innovation, notamment pour modifier les ustensiles employés de longue date dans la fabrication de la moutarde de Dijon. En mars 1864, il dépose ainsi un brevet pour un "moyen de tamiser la moutarde et diverses autres substances"


"Ce fabricant, par des procédés à lui, est arrivé à populariser la moutarde; il a fait pénétrer cet apéritif dans tous les ménages", s'extasie "Le Petit Journal" en 1869, à l'occasion d'un article évoquant la gestion sociale de l'entreprise: une fois par an, Alexandre Bornibus donne une journée à ses employés, qui partent tous ensemble dans les voitures de l'entreprise pour un plantureux repas à la campagne. "Nous allons aux champs nous ébattre en l'honneur de médailles qu'il a obtenues dans l'année pour se produits et pour ses appareils de fabrication", raconte un membre du personnel.


Dans son dictionnaire, Pierre Larousse signale l'une des inventions signées Bornibus: "Pour les voyages au long cours et les excursions dans les climats lointains, cet industriel a inventé la moutarde en tablettes sèches. Pour en faire usage, on en gratte avec un couteau la quantité que l'on désire sur son assiette, on l'humecte de quelques gouttes d'eau, et l'on obtient aussitôt le condiment désiré." 
 
Illustration tirée de l'Exposition Maritime internationale (1868). 
On aperçoit au fond le belvédère des Buttes-Chaumont.
Quelques années plus tard, le Dictionnaire encyclopédique et biographique de l’industrie et des arts industriels se montre également très laudatif : Alexandre Bornibus "devint le premier et le plus important des fabricants de moutarde. Dès lors, le nom de Bornibus fut fameux en Europe, et il ne tarda pas à devenir universel." 


Ce succès est aussi alimenté par les publicités pour la maison. En 1870, Alexandre Bornibus fait ainsi appel à Alexandre Dumas père pour vanter les mérites de ses produits. A la fin de son Grand dictionnaire de cuisine, le célèbre romancier insère un long texte consacré à son commanditaire. "A mon retour à Paris, j'allai voir les ateliers de Monsieur Bornibus, boulevard de la Villette, 60. Il me fit visiter son établissement avec la plus grande complaisance et m'expliqua que la supériorité de ses produits venait de la perfection de ses instruments de manipulation inventés par lui-même et surtout de la combinaison et du choix de ses matières premières", écrit notamment Dumas. 


Dans la même veine paraît en 1878 un opuscule de 32 pages écrit par Étienne Ducret et intitulé "La Bornibusiade" : il s'agit d'un "poème gastronomique, piquant, apéritif, hygiénique, biographique, historique et lyrique, en vers libres", tout à la gloire d'Alexandre Bornibus et de sa moutarde. En 1900, c'est le fameux cinéaste Georges Méliès qui réalise un court métrage publicitaire dans lequel les clients d'un restaurant se disputent les pots de moutarde Bornibus, tant elle est savoureuse. Dans les années 1930, Pauline Carton sera également mise à contribution.  
La seule image qui reste du film de Méliès,
aujourd'hui disparu
L'essor de l'entreprise est cependant émaillé de drames. A commencer par une série d'incendies. En décembre 1866, un feu "activé par l'huile et le matières premières entassées dans la maison de fabrication", menace d'embraser tout le quartier. En 1870, les Bornibus achètent le 58, boulevard de la Villette, c'est à dire la propriété voisine de celle qu'ils louaient. Ils démolissent l'ensemble progressivement et reconstruisent l'usine puis le bâtiment qui donne sur le boulevard. Les travaux de démolition et reconstruction dureront 11 ans, jusqu'en 1881. 
Affiche de Foré pour Bornibus (1954)
En avril 1885, un nouvel incendie prend naissance "dans un vaste grenier à fourrages, situé au fond de la cour, au-dessus des ateliers de trituration, dans lesquels se situaient des matières inflammables", rapporte "Le Petit Parisien". 
Troisième accident en novembre 1901, des flammèches jaillies d'une cheminée mettent le feu au fourrage. 


Malgré ces incendies à répétition, la maison se développe, et passe entre le mains des trois fils d'Alexandre Bornibus, décédé en 1882. Mais en mai 1908, l'un d'eux, Georges, malade depuis des années, se tire une balle de revolver dans la tempe, "dans un accès de neurasthénie". Quatre ans plus tard, son frère Lucien se tue accidentellement dans l'usine, en chutant dans la cage d'un monte-charge. Paul, le troisième fils, se retrouve alors seul aux commandes. 


C'est le dernier Bornibus à diriger la maison. Au début des années 1930, alors que Paul approche des 75 ans, aucun des petits-fils susceptibles de prendre la suite n'est finalement à même de le faire: "l'un meurt à l'âge de vingt ans, deux sont tués durant la première guerre mondiale, le dernier revient handicapé (gazé...)", explique Bernard Pharisien, auteur d'un livre très riche consacré à la familleBornibus Le Champenois (2011)


C'est donc un dénommé Charles Boubli, un ancien de Potin, qui reprend l'affaire. Il devient PDG de Bornibus en 1931, et maintiendra pendant des décennies la stratégie de la société, très axée sur la publicité. "Les Boubli resteront aux commandes plus longtemps que les Bornibus", précise Bernard Pharisien. Au début des années 1970, l'entreprise toujours dirigée par Charles Boubli compte encore 70 employés. 
En 1992, ses deux filles Hélène Boutet et Michèle Aziza cèdent le contrôle à de nouveaux actionnaires. L'entreprise quitte alors le boulevard de la Villette, tout en maintenant la marque Bornibus. En février 2012, la société Agrodor qui exploitait la marque a cependant déposé son bilan et été placée en redressement judiciaire. Cela pourrait annoncer la fin d'une histoire industrielle entamée il y a un siècle et demi. 


Buvard publicitaire Bornibus

jeudi 2 juin 2011

Rue de la Verrerie, la fabrique d'outils pour graveurs de Numa Louvet

Au 36 rue de la Verrerie, dans un immeuble occupé aujourd'hui par le BHV, était installé au XIXème siècle une fabrique d'outillages en acier pour les graveurs, celle de Numa Louvet.
Créée en 1815, la maison avait d'abord été située 18, rue Jean-Jacques Rousseau (4ème arrondissement), dans le quartier de Saint-Eustache, puis 14 rue Simon-Lefranc, non loin de Saint-Merri (1er arrondissement), avant d'emménager près de l'Hôtel de ville dans les années 1850.
Ciseleur, graveur de médailles héraldiques et autres, Numa Louvet fabriquait en même temps toute une série d'outils en acier pour ses collègues graveurs, français comme étrangers : poinçons, frisoirs, égrenoirs, matoirs, alphabets d'acier, ciselets divers...
En 1844, 1849 et 1855, Numa Louvet présente ses outils aux expositions des produits de l'industrie française. Il séduit particulièrement le jury avec ses "poinçons de fabrique de dimensions microscopiques. Ainsi, on a remarqué un mot de six lettres gravé avec une grande netteté dans un espace d'un millimètre."
Lors de ces expositions, il décroche une médaille de bronze, puis une d'argent - l'histoire ne précise pas s'il les grava lui-même.

mercredi 1 juin 2011

Rue de Charenton, la manufacture des tabacs de Reuilly


Au 319 rue de Charenton, on trouve encore la porte d'entrée de ce qui était la grande manufacture de tabac de Paris. Construite en 1855-1857, elle était utilisée pour la fabrication des cigares de luxe. 
Cette usine, l'une des 22 que comptait la SEITA (Société d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes) en 1937, a été fermée en 1969 et démolie en 1976.

Cartes Postales Photos Manufacture de Tabac Rue de Charenton 75012 Paris paris (75)

En 1868, un journaliste de La Revue des Deux Mondes y réalise un reportage, et décrit les lieux:
"La manufacture de Reuilly était située jadis hors barrière; mais l’annexion de la banlieue l’a fait entrer dans l’enceinte de Paris. De grands arbres, de vastes terrains verdoyans, l’entourent et lui donnent l’aspect joyeux d’une usine de campagne. Elle est de création récente et ne date que de 1857. A cette époque, la consommation des millares (cigares à 15 centimes) avait pris des proportions telles qu’il n’était presque plus possible de répondre aux demandes, et que les négocians de La Havane, voyant notre embarras, menaçaient d’augmenter leurs prix. On eut l’idée alors d’acheter des tabacs en feuille dans les meilleurs vegas (plantations) de Cuba, de les expédier à Paris et de les confectionner en cigares. Une mission confiée à M. Rey, ingénieur des tabacs, réussit parfaitement; on établit la manufacture de Reuilly, on forma des ouvrières, et les résultats qu’on a obtenus prouvent que nous pouvons lutter sans trop de désavantage contre la fabrication exotique. C’est là un point capital qui permet de livrer au public des cigares accessibles à bien des bourses et d’en retirer un bénéfice considérable. Ce premier succès a été un encouragement dont on a profité, et Reuilly fournit maintenant des cigares de luxe, tels que londres, trabucos, regalias de la reina, depuis 25 jusqu’à 50 centimes, qui, sans tromper les vrais connaisseurs, parviennent du moins à les satisfaire. La manufacture emploie aujourd’hui 748 personnes, dont 700 femmes. Si les ouvriers ne lui manquaient pas, elle pourrait s’étendre sur les terrains voisins, qui lui appartiennent, et doubler sa production, ce qui permettrait de garder les cigares en magasin jusqu’à ce qu’ils aient atteint le degré de maturité parfaite.
Chaque année, 5,000 balles renfermant environ 240,000 kilog. de tabac récolté dans les vegas légitimes, c’est-à-dire célèbres, de l’île de Cuba arrivent à Reuilly, et sont précieusement conservées dans de vastes caves peu éclairées et de température toujours égale."

L'article se poursuit par un coup d'oeil dans les "ateliers de consommation":
"Lorsque l’on entre dans ces derniers, deux cents femmes tournent la tête, chuchotent, et, sous le regard du contre-maître, se remettent vite à leur besogne. Chaque ouvrière a devant elle un rouleau, des débris de tabac, un petit pot de colle, un tranchet en forme de roue et une plaque de zinc trouée dont l’ouverture représente la forme exacte que le cigare doit avoir; ce dernier outil s’appelle le calibre ou le gabarit. L’ouvrière choisit les morceaux de tabac qui doivent former l’intérieur (la tripe), les assemble sur une planchette en caoutchouc vulcanisé, les étire, les dispose de façon qu’ils n’offrent aucun pli, aucun point saillant; d’un seul coup de la paume de la main à la fois rapide et précis, elle les roule dans une feuille d’assez bonne apparence qui est la souscape; c’est déjà presque un cigare, mais un cigare écorché auquel il manque l’épi-derme. Une des feuilles de première qualité est alors enlevée au rouleau, et par deux coups de tranchet taillée en lanière large de 4 à 5 centimètres, c’est la robe, on en revêt avec mille précautions la tripe et la souscape, et l’on colle légèrement l’extrémité afin que le cigare, parfaitement maintenu et emprisonné, offre assez de résistance pour ne point se défaire; puis, à l’aide d’un instrument, fort ingénieux qui donne à tous les cigares d’une même espèce une longueur égale, on coupe le bout, et l’opération est finie. Une bonne ouvrière, ne perdant point de temps et travaillant dix heures, peut faire de 90 à 150 cigares de choix dans sa journée."