samedi 27 août 2011

Les Tuileries, d'anciennes fabriques de tuiles

   Les Tuileries. Oubliez la majuscule, qui lie immédiatement ce nom à l'un des plus fameux et des plus anciens jardins parisiens. Oubliez aussi le palais des Tuileries que Marie de Médicis fit bâtir ici en même temps que le jardin, palais qui fut incendié en 1871, puis démoli, avant que ses vestiges ne soient dispersés à travers la France. Comme avec un palimpseste, grattez les couches historiques les unes après les autres, et revenez au sens premier des mots, que le temps a presque effacé: des tuileries, ce sont des fabriques de tuiles. Si le quartier porte ce nom, c'est qu'avant les jardins, avant les palais, il abritait plusieurs de ces fabriques.

Au moins trois. Elles furent créées au bord de la Seine, dans un endroit alors appelé la Sablonnière, où, de très longue date, on extrayait de l'argile rouge. On repère la trace de ces fabriques de poteries et de tuiles dès 1373. Dans le censier de l'évêché datant de cette année-là, les tuiliers Guillaume et Clément de Moncy, Gilles de Macy, Perrenelle de Crépon, Jehan Mandolle, Jehan de Boneil le Vieil travaillent dans ce lieu appelé Tuileries. Puis, dans des lettres patentes de Charles VI remontant au mois d'août 1426, ces tuileries sont dites situées "outre les fossez du château du bois du Louvre".

Vue cavalière du château des tuileries, du jardin et de la Seine (plan dit de Mérian, 1615)
Ce n'étaient pas les seules, ni les premières tuileries parisiennes. « On trouve cités douze tuiliers dans la Taille de 1292, et neuf dans celle de 1300», précise Alfred Franklin dans son Dictionnaire historique des arts, métiers et professions exercés dans Paris depuis le treizième siècle (1906). Les tuiles étaient alors d'usage fréquent à Paris, contrairement aux ardoises, qui venaient de régions comme l'Anjou ou les Ardennes, et coûtaient donc plus cher.

En 1518, la maison dite "des Tuileries" est achetée à Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroi, par le roi François Ier. Vers 1564, ne voulant plus habiter le château des Tournelles où son époux Henri II est mort à la suite d'un tournoi, Catherine de Médicis décide de se construire une nouvelle demeure. Elle achète toutes les terres de l'ancienne Sablonnière qui n'appartenaient pas encore à la maison royale, fait disparaître ce qui restait des fabriques, pour bâtir à la place un nouveau palais accompagné de magnifiques jardins.

L'installation de Catherine de Médicis aux Tuileries annonce, plus largement, la fin de la fabrication des tuiles dans l'enceinte de la ville. Quelques années plus tard, en novembre 1577, alors que le pouvoir tente d'éloigner les industries polluantes, un édit du roi Henri III met en avant « la salubrité de l'air de la ville de Paris » pour défendre « d'y faire doresnavant aucunes tuileries ». Quant aux fabriques qui y sont déjà sises, Sa Majesté demande qu'elles "soient transférées, par l'avis des officiers de police, après avoir ouï ceux qui y ont intérêt".

Les tuileries ont ainsi été chassées de Paris il y a plus de 400 ans. De cette histoire pré-industrielle, ne subsiste qu'un nom - mais quel nom : les Tuileries. 

lundi 15 août 2011

Le central Gutenberg, une forteresse téléphonique

Le 46 bis, rue du Louvre (août 2011)

  Un bâtiment massif encadré de deux imposantes tours d'angle : le central téléphonique Gutenberg se donne des faux airs de château médiéval. Cet impressionnant immeuble de pierre, de fer et de verre, paré de briques vernissées qui lui confèrent une légère teinte bleue, n'a cependant rien de moyenâgeux. Il a été construit vers 1891 par l'architecte Jean-Marie Boussard, anéanti par un incendie en 1908, et immédiatement rebâti presque à l'identique, en conservant les anciennes fondations et les murs du premier étage. Le nouvel architecte, Charles Giroud, a cependant eu recours à un béton armé qui n'était guère usité vingt ans plus tôt, et aux briques vernissées bleu pâle qu'il affectionnait particulièrement. En outre, des postes contre l'incendie ont été ajoutés à chaque étage.

L'édifice, dont les deux tours sont visibles au 46 bis, rue du Louvre, et au 55, rue Jean-Jacques Rousseau, mérite le détour.
Une des salles du central Gutenberg
avant l'incendie de 1908

L'invention et l'essor du téléphone, à la fin du XIXème siècle, ont entraîné la construction d'une série de centraux téléphoniques de ce type. Il fallait de grandes et solides bâtisses, pour accueillir tout un matériel alors loin d'être miniaturisé : une foison de câbles reliés à des boîtiers de connexion, des commutateurs, des "jarretières", des "répartiteurs" et autres "multiples"... 


Il fallait aussi de la place pour un personnel nombreux, et presque exclusivement féminin. En 1908, à l'époque de l'incendie, le central Gutenberg employait ainsi près de 1.400 "dames téléphonistes" chargées d'établir les communications lorsqu'une lampe s'éclairait sur le tableau situé en face d'elles. Ces "ombrageuses prêtresses de l'invisible", comme les appelait Marcel Proust, étaient réparties en deux équipes travaillant l'une de sept heures à midi, l'autre de midi à sept heures. Leur travail n'était guère gratifiant. "Je deviens un robot, un appareil ménager, précisément, placé devant un autre robot", témoigne l'une d'elles, Madeleine Campana, dans son autobiographie La Demoiselle du téléphone (en collaboration avec Jacques Jaubert, éd. Delarge, 1976). 
Détail du plafond
de l'ancienne cantine (août 2011)

De grandes verrières permettaient d'éclairer les quatre étages où oeuvraient les opératrices, avec leur casque vissé sur la tête. Au rez-de-chaussée se trouvaient les vestiaires, la cantine, et à l'entresol, une salle de repos. Les PTT devenues France Télécom ont, depuis, transformé ces pièces en agence commerciale Orange. Rue du Louvre, n'hésitez pas à y entrer pour jeter un oeil sur les piliers et le magnifique plafond, qui ont été préservés.


Madeleine Campana, qui travailla au Gutenberg dans les années 1920, décrit ainsi les lieux: "Une salle immense comme la nef d'une cathédrale dont les autels seraient ces buffets de bois" (les "multiples"). "Celle qui pénètre dans ce lieu saint de la technique ne voit que des dos sagement alignés. En arrière, plantée sur un bureau surélevé, la surveillante trône. Il y en a une pour dix dos. Les dos n'ont pas le droit de présenter leur figure sans autorisation... J’écoute, j’écoute, il faut parler plus fort que sa voisine pour se faire entendre."

L' "hôtel central des téléphones" Gutenberg est d'autant plus spectaculaire que c'était au début du vingtième siècle le plus grand, et de loin, des sept centraux que comptait Paris. En 1908, il comptait 18.000 abonnés, un nombre qui paraît minime aujourd'hui, mais était énorme pour l'époque. "Tous les abonnés des 1er, 2e, 3e, 4e, 8e et 10e arrondissements dépendaient du Gutenberg, souligne "Le Petit Parisien" juste après l'incendie du dimanche 20 septembre 1908. Il en était de même des grandes lignes desservant Londres, Bruxelles, Berlin, Rome et la Suisse. On peut dire que Paris est maintenant sans téléphone, les arrondissements frappés étant ceux où se trouve le centre de sa vie quotidienne."
AI-Book_001.jpg
Le central Gutenberg en 1894 (gravure)

Le central téléphonique formait alors avec la grande poste voisine une sorte de quartier général parisien des PTT. A la construction du central, en 1891, la rue Gutenberg qui sépare les deux bâtiments fut d'ailleurs fermée par des grilles en fer forgé et déclassée, pour devenir une voie privée réservée aux services postaux et téléphoniques.


En 1909, l'année suivant l'incendie, alors que le personnel était installé dans des locaux provisoires, le Gutenberg fut l'un des points de départ de la grande grève des PTT contre une circulaire qui modifiait les conditions de l'avancement. Le 12 mars, notamment, une manifestation eut lieu dans la cour du central téléphonique. Quelques jours plus tard, environ 800 téléphonistes de Gutenberg se mirent en grève. Le relatif succès des mobilisations du printemps 1909 fut en partie à l'origine de la création en 1910 d'une Fédération nationale des PTT, autonome, qui disparut toutefois en 1914.

samedi 13 août 2011

Des chapeaux pour dames rue des Vignoles

L'usine Mermilliod, carte postale, collection de M. Maillochon
(Promenade dans le Paris ancien, Le XXème, J.-P. Robert, éd. Rotech 1990)
   Regardez bien cette carte postale du premier quart du vingtième siècle. On y voit l'usine de chapeaux pour dames Eugène Mermilliod située 32, rue des Vignoles, dans le vingtième arrondissement. Un long bâtiment comportant un rez-de-chaussée et deux étages, deux autres bâtiments plus petits, une cheminée fumante. Il s'agit d'une usine "électrique", donc moderne, précise une inscription sur le mur. La maison de vente des chapeaux, elle, se trouve 52 rue Montmartre, dans le deuxième arrondissement, près de Saint-Eustache. Devant l'usine, une voiture de la maison Mermilliod est stationnée, prête à effectuer les livraisons... 

Maintenant, jetez un oeil sur la photo ci-dessous. Environ un siècle sépare les deux images. Le nom Eugène Mermilliod a disparu de la façade ; cependant, l'immeuble est bien le même. Jusqu'à une date récente, on y vendait non plus des chapeaux, mais des perruques, déguisements et autres articles de fête dans une boutique appelée L'Amicale. Aujourd'hui, les lieux, refaits à neuf, abritent notamment Alnoor Design, une agence qui conçoit des flacons et autres emballages. 

Le 32 rue des Vignoles dans son état actuel (août 2011)
Eugène, Charles Ferdinand Maurice Mermilliod fut, jusque dans les années 1930, une figure notable de l'industrie de la chapellerie. Au départ, il est associé à un autre spécialiste des chapeaux pour dames, Gaston Larousse. En 1896, ils déposent ensemble un brevet pour un perfectionnement apporté aux techniques de fabrication des chapeaux de paille et des imitations.
Mais en 1901, la société Larousse et Mermilliod déjà installée 32 rue des Vignoles est dissoute. Exit Larousse. Place à la fabrique de chapeaux en paille et en feutre Mermilliod.

Parallèlement à l'activité de son entreprise rue des Vignolles et rue Montmartre, Eugène Mermilliod prend des responsabilités dans le patronat de son secteur. Dès 1903, il préside la Chambre syndicale des fabricants de chapellerie pour dames. Il est encore à sa tête en 1925.


Le long bâtiment correspondant
à l'ancienne usine (août 2011)
En 1904, il passe dans ce cadre six semaines aux Etats-unis pour participer à l'exposition internationale de Saint-Louis, et visiter toute une série d'établissements industriels et commerciaux, en tant que chef de file des représentants de l'habillement français. Il rentre des Etats-Unis avec une médaille d'or pour sa société, et très impressionné par la puissance économique et industrielle du pays.
A la suite de cette exposition, il est également nommé chevalier de la légion d'honneur en octobre 1906.

Pour le reste, peu d'informations sont disponibles sur Eugène Mermilliod. En 1914, il donne une caisse de bandes feutre pour molletières au Comité nationale d'aide et de prévoyance en faveur des soldats. En 1927, il fait une conférence d'orientation professionnelle aux élèves des écoles préparatoires à la vente de la chambre de commerce de Paris ; son thême: "Commerce de gros, modes en gros, fabrication des chapeaux de dames, conseils aux vendeuses". Trois ans plus tard, il participe de nouveau à une exposition internationale, à Liège cette fois-ci.

N.B. : ne pas confondre Eugène Mermilliod et son homonyme plus ancien (1813-1887), fondateur de la maison de coutellerie Mermilliod Frères.


La façade du 32 rue des Vignoles (août 2011)
Autre vue du bâtiment (octobre 2011)

mercredi 3 août 2011

Les ateliers Hachette, rue Stanislas

L'ensemble immobilier actuel du 9 rue Stanislas (juillet 2011)

Un livre imprimé rue Stanislas
   Déception rue Stanislas. Au numéro 9 de cette rue du sixième arrondissement, un ensemble de quatre bâtiments d'habitation construits vers 1980 et sans guère d'intérêt. Rien ne subsiste des vastes ateliers Hachette, dans lesquels furent imprimés, brochés et reliés tant et tant de livres pendant des dizaines d'années, de la Comtesse de Ségur à "Mickey contre Ratino". 


En 1838, c'est d'abord une usine d'équipements pour l'industrie textile qui est construite ici, sur un emplacement alors inoccupé. Elle appartient à Pierre-André Decoster, un ingénieur mécanicien d'origine belge qui, s'inspirant des techniques qu'il a vues à l'oeuvre en Angleterre, a déjà ouvert deux ateliers dans le quartier, l'un passage Laurette (l'actuelle rue Joseph-Bara), l'autre rue Notre-Dame-des-Champs, et a besoin de locaux supplémentaires pour répondre à la demande. Sur place, on fabrique des broches, des métiers pour les filatures de lin. La Révolution industrielle est en marche...


Quelques années après la mort de Pierre-André Decoster, c'est Hachette qui prend possession des lieux. En 1876-1877, la maison d'édition et de distribution de livres construit rue Stanislas, à l'instigation de Georges Hachette, d'importants ateliers pour brocher et relier ses ouvrages, puis une imprimerie complète.



En 1884, grande nouveauté, Hachette fait installer sur place la lumière électrique. Pas moins de 400 lampes à incandescence de la société Edison sont mises en service.

Mais l'électricité n'est pas seulement une fée. En septembre 1897 -les ateliers fonctionnent donc depuis une petite vingtaine d'années-, un violent incendie se déclare sur place : deux fils électriques se sont semble-t-il touchés, et ont communiqué le feu à une boiserie. Le compte-rendu du Petit Parisien permet d'en savoir davantage sur les installations.


« Ces ateliers se composent de trois corps de bâtiment placés parallèlement et séparés par deux courettes, indique le quotidien. La construction du milieu, la seule qui ait été détruite par le sinistre, était haute de deux étages. Le rez-de-chaussée était réservé à la brochure et à la reliure; le premier et le second étage étaient occupés par les ateliers de brochure et de pliage. Trois cents ouvriers et ouvrières y étaient encore employés. Ces pauvres gens sont aujourd'hui sans travail."

Quant à l’origine de l'incendie, elle paraît claire. Hachette avait récemment fait installer l'éclairage électrique dans le bâtiment en cause. "Les essais préliminaires de la force motrice avaient eu lieu jeudi soir, pendant une heure, en présence de l'ingénieur, qui avait renouvelé vendredi les expériences, note Le Petit Parisien. Chaque atelier était desservi par une ligne spéciale, et les essais, très satisfaisants, avaient pris fin à six heures et demie. Après la départ des ouvriers, deux rondes avaient été faites dans les ateliers; rien d'anormal n'avait été remarqué et, leur service terminé, les gardiens de nuit logés dans les ateliers étaient rentrés chez eux. Le feu pourtant couvait déjà et devait éclater quelques heures plus tard avec la violence que l'on sait."